Tu ne peux pas toujours tuer tout le monde à la fin

Dans le sommeil d'Harry Crews

En décembre 2019, on a pris un vol pour Miami puis on a roulé jusqu’au nord de la Floride pour gagner Gainesville. On s’était mis en tête de retrouver la trace de l’écrivain Harry Crews qui était mort 7 ans auparavant et de faire un portrait de l'homme à travers les lieux qu'il avait fréquentés. Ça nous paraissait logique de commencer par chercher dans la ville où il avait vécu et enseigné pendant 30 ans. Mais en interrogeant ses habitants aux hasard, pas grand monde ne semblait se rappeler de lui. Quelques étudiants à qui son nom disait vaguement quelque chose, un coiffeur qu'il avait payé avec un manuscrit inédit, un barman à qui il avait laissé une grosse ardoise. Ses romans n’étaient ni à la bibliothèque de l’université, ni dans la seule librairie de la ville où l'on ne trouvait que des biographies à succès, des bouquins de cuisine et des sagas d'heroic fantasy. Sur le papier, l'idée de l'anti-roadtrip était séduisante mais on s'est vite mis à douter de l'intérêt de rester deux semaines à errer dans les rues de Gainesville. Une soirée passée au Lilian's, bar dans lequel Harry Crews avait ses habitudes et qui était devenu entre temps un repaire à étudiants adeptes de la gonflette et des tequila paf, finit de nous faire déchanter. On pourchassait un fantôme. Il fallait qu'on bouge.

            Alors on a écrit au seul contact qu'on nous avait donné : Skip Hulett, de l'université d'Athens en Géorgie, qui gérait les archives de l'écrivain. L'homme nous reçoit chaleureusement, nous montre quelques manuscrits, une édition en hébreux de Car et surtout nous donne deux numéros de téléphone : celui de Ted Geltner, journaliste qui vient d'écrire une biographie de Harry Crews, et celui de Huntley Johnson, avocat et ami proche de l'écrivain. Concernant ce dernier, il nous précise qu'il a un caractère de cochon et qu'il y a de fortes chances pour qu'il nous envoie chier. Effectivement, nos appels et nos nombreux messages laissés sur son répondeur restent sans réponse. Ted Geltner, lui, accepte de nous rencontrer deux jours plus tard à Gainesville. Quand on lui demande s'il pense à des lieux que Harry Crews affectionnait particulièrement, il nous répond que c'était un casanier mais deux noms lui viennent tout de même à l'esprit : Chiappini's, une station service bar dans la ville de Melrose et The Yearling, un restaurant à Cross Creek, baptisé ainsi en hommage au livre de Marjorie Kinnan Rawlings. Au moment de se quitter, on lui parle de Huntley Johnson. Il nous dit qu'il le connaît et propose de l'appeler pour nous. Les choses se goupillent bien. Il nous arrange un rendez-vous. Vous savez, le personnage de l'avocat complètement cinglé dans Feast of snakes, c'est lui, nous dit-il en souriant. La nouvelle nous ravit. Le soir, on relit les passages le concernant. On est excité et stressé à la fois. On décide de picoler pour s'endormir plus vite.

            Le lendemain, à 9 heure pétante, on sonne à la porte du cabinet Johnson & Osteryoung. L'un des employés nous reçoit. Lui, n'est pas encore arrivé. Sur les murs, des photos dédicacées des joueurs des Florida Gators dont on comprend qu'il est le représentant. On nous propose de l'attendre dans son bureau. L'endroit ne correspond pas vraiment à l'idée qu'on peut se faire du bureau d'un avocat. Pour commencer, il n'y a pas de bureau, juste un fauteuil rembourré qui trône en plein milieu avec à ses pieds un téléphone et un porte dossiers. Mais ce qui frappe surtout, ce sont les bibliothèques pleines à craquer qui montent du sol au plafond et recouvrent les quatre murs de la pièce. William Faulkner, Tennessee Williams, Cormac Mc Carthy, Harper Lee, John Kennedy Toole, Larry Brown, William Gay. Un véritable temple du Southern Gothic. Et un peu partout, comme une ponctuation, des livres de Harry Crews. Tous signés. Vous aimez bien ma bibliothèque ? Vous allez voir celle que j'ai à la maison. Contre toute attente, sous ses airs de pitbull, Huntley se montre très accueillant. Manifestement ému, ou tout du moins surpris, que deux jeunes français s'intéressent à son ami, il nous invite chez lui. La bibliothèque a effectivement de quoi faire tourner la tête à tout collectionneur de livres et elle a uneparticularité. La quasi totalité des ouvrages sont annotés par Harry Crews, des formules lapidaires, écrites tard dans la nuit après des dîners bien arrosés, allant de la déclaration d'amour à l'entreprise de démolition. Huntley nous en lit plusieurs, de sa voix rude et tranchante, et durant ce court instant, Harry Crews est vivant.

            À partir de ce moment, on réalise qu'il nous importe peu de savoir où il aimait soulever de la fonte ou prendre son petit déjeuner. C'est son écriture qui doit nous guider même si les endroits où se passent ses romans n'ont rien de destinations touristiques. Alors on reprend la voiture et on se rend à Bacon County, Alma, Waycross, Blackshear, Okefenokee Swamp, là où il passa son enfance, chez ceux qu'il désignait lui-même comme Grits –  baffreurs de maïs –  et dont il peupla toute sa littérature. Un soir, dans un bar coincé entre une route et un marécage, une serveuse nous interroge. Vous venez d'où ? Paris ! Mais qu'est-ce que vous venez foutre ici? Y'a rien à foutre dans le coin. L'instant d'après, deux jeunes types aux yeux fracassés et aux mâchoires qui dansent se posent à côté de nous. Paris, hein ? Paraît que y'a de la bonne chatte là-bas. Plus loin, un type joue au billard, un grand couteau de chasse à la ceinture, il ne semble pas avoir de menton. Dans ces coins désolés, parmi les plus pauvres des États-Unis, chaque situation, chaque vision, chaque bribe de discussion semble sortir d'un roman d'Harry Crews. Les bois, les marécages, les casses, les bicoques pourries, les fast-food lépreux. Tout paraît infusé par les écrits d'un mort. Alors on se demande : a-t-il su capter comme personne cette réalité ou l'a-t-il contaminée par ses livres, provoquant chez nous cette hallucination ?

            Deux jours avant notre départ, on reçoit un appel de Huntley. Il nous propose de rencontrer Maggie Powell. Celle qui fut la compagne et la complice de l'écrivain pendant de longues années et qui inspira le personnage de la culturiste à l'âme tourmentée de Body. On se voit dans un restaurant propret nommé the Ivy House, sur le bord d'une nationale entre Gainesville et Williston. Maggie a un regard vif et malicieux, intimidant lorsqu'il se pose sur vous. Les histoires qu'elle nous racontent ressemblent à celles de son ancien amant, un coup elles nous font exploser de rire, l'instant d'après elles nous piétinent le cœur. Sur le chemin du retour, on manque de se faire percuter par un gros pick-up.

            On passe notre dernière soirée à Gainesville. Par acquis de conscience, on fait un tour au Lillian's. L'endroit est vide. Les étudiants ont déserté la ville. Retournés dans leurs familles pour les fêtes de fin d'année. Le bar ainsi débarrassé de toute présence humaine ressemble à une scène, un décor prêt à être investi. Seuls au comptoir, on ressent tous les deux un sentiment bizarre. Un peu inquiétant. L'impression d'avoir été jetés dans le sommeil d'un autre. Attendant qu'il se passe quelque chose – mais quoi ?

Julien Perez