Poursuite

« Poursuite » est une série photographique réalisée en Espagne par Julien Magre et Yann Stofer en 2013.

A partir de ce décor désertique, aride et quasi abandonné, les deux photographes inventent une histoire sombre, une affaire de tueur à gages. A la manière d’un western contemporain, Stofer et Magre s’amusent et se mettent en scène pour raconter cette poursuite. Ils s’approprient les codes de « la série noire » et réinjectent dans une Espagne fantomatique et en crise des signes symboliques du polar.

En utilisant la photographie comme outil, Ils deviennent à la fois témoins de l’histoire qu’ils sont en train d’écrire et de vivre, acteurs, enquêteurs, traqueur et traqué. Le lecteur qui découvre ainsi la série n’a plus de repère, qui est qui ? qui a photographié qui ?, qui a photographié quoi ?.

Les photographies de Stofer et de Magre sont rassemblées dans le livre auto-édité « Poursuite » accompagné d’un texte d’Alexandre Kauffmann.

Nos yeux sont assez naïfs. Prenez cette brocante, au bord de la route : le type qui porte un petit radiateur, je l’ai d’abord pris pour un accordéoniste. Ou cette écorce d’ananas qui flotte dans le caniveau : elle se confond un instant avec le dos d’un caïman. Prenez encore ce flacon, dans la boîte à gant, qui contient un liquide transparent : vodka, parfum, eau bénite ? Certaines apparences sont ambiguës, c’est d’accord. Mais quand mes yeux tombent sur un individu comme Rody, ils y reconnaissent sans la moindre hésitation un fléau humain.

Ce gamin cause bien du souci à son entourage. À son père, à ses créanciers, à moi. Surtout à moi. Rody n’a pas encore vingt ans et il a presque commis tous les péchés du Décalogue. En lieu d’éducation, sa famille lui a donné de l’argent. Il faut dire que le père de Rody en a beaucoup. Vraiment beaucoup. Il a fait fortune dans l’hôtellerie et les casinos. Monsieur Henrique est quelqu’un de pointilleux et d’assez peu sensible à l’humour. Il est surtout près de ses sous. J’ai remarqué que les gens près de leurs sous s’habillent souvent avec soin et élégance. C’est le cas de monsieur Henrique.

Quand il a reçu une demande de rançon pour son crétin de fils, je l’ai entendu déglutir. Près de ses sous ou pas, trois cent mille euros, ça vous reste en travers de la gorge. D’autant que Rody a trouvé le moyen de se faire enlever dans un établissement qui lui appartient. Un hôtel-casino de la Côte. Le Menhir. Et c’est à moi, comme toujours, que l’on confie la part la plus délicate : remettre l’argent aux ravisseurs et récupérer le gamin. « Je veux revoir mon garçon entier », a seulement précisé monsieur Henrique d’une voix dormante.   

Je dis que Rody est un crétin et un fléau humain, mais dans le fond, je l’aime bien. Il était encore gosse quand je l’ai connu. Une bonne nature. Un peu feignasse. Lui venir en aide, c’est la moindre des choses. Et puis, d’une certaine façon, je suis heureux que monsieur Henrique me renouvelle sa confiance. Il pense toujours à moi pour les situations qui exigent du tact. Une livraison par-ci ; une collecte de fonds par-là ; une piqûre de rappel aux mauvais payeurs. Bref, des missions de confiance.

Monsieur Henrique ne m’a jamais donné d’avancement. Je ne vais pas me plaindre. Je suis bien au chaud dans ma Clio, à l’écoute d’une émission sur la reproduction des papillons mexicains, un chewing-gum au cassis sur la langue (ces dragées vous coupent toute envie de boire ou de prendre une ligne). Au moins, je m’occupe. Et tant que je m’occupe, j’évite les disputes d’ivrognes, les proxénètes électroniques et ces foules de cinglés qui se battent dans la rue avec des cannes à selfie. Ces choses-là ne sont plus de mon âge.

Pourquoi Rody est-il allé chercher des problèmes sur la Côte ? Dans ces villes à moitié vides, où on a l’impression que tout le monde est au bar ou en taule ? Personne dans les rues. Attention : ça n’est pas une raison pour baisser la garde. Jusqu’à la transaction finale, l’argent reste près de moi. Je l’ai mis dans un sac en cuir acheté aux puces. Le commerçant m’a dit que c’était de la peau de caméléon. Les apparences sont bien souvent trompeuses. Disons plutôt qu’il s’agit de simili-caméléon. Comme ça tout le monde est content.

La réceptionniste du Menhir a la grâce d’une glissière d’autoroute et l’amabilité d’un canon de fusil. On dirait que tout son visage est lui tombé dans le menton. Visiblement, ma présence et mes questions ne l’inspirent pas. Mais quand elle apprend que je suis envoyé par monsieur Henrique, le Grand Manitou, alors là, on change de partition : elle se répand en sourires, elle me donne du « bien sûr » et du « je vous en prie ». Nous rejoignons l’ascenseur de service qui mène à la chambre de Rody, au-dessus du casino.   

- On dirait que les clients se bousculent pas, ici.
- Monsieur a entièrement raison, c’est calme en ce moment.
J’avale une dragée au cassis. Ces chewing-gums ont une puissance invraisemblable. Ils vivifient l’haleine et asphyxient vos interlocuteurs (ce qui offre un certain avantage dans la discussion). 
- Vous devriez mettre un coup de peinture, les gens apprécieraient, je pense.
- Excellente suggestion, je ferai remonter l’information.

Dans la chambre de Rody, le sommier porte encore l’empreinte de son corps – le gamin tutoie les cent vingt kilos. « Je n’ai rien touché », dit la réceptionniste d’une voix grêle. Une paire de chaussettes roses à points jaunes traîne sur la moquette. La faïence du lavabo est constellée de taches grenat qui ressemblent à du sang. Je passe un doigt dessus, avant de le porter à mes lèvres : de la sauce-tomate. Je me tourne vers la réceptionniste, qui caresse son menton proéminent dans l’ombre.
- C’est quoi, cette enculerie ?
- Excellente question, monsieur.
- Qui est entré dans cette chambre ?
- Personne depuis que monsieur Rodolphe a disparu. Il n’y a eu qu’un appel, ce matin.
- Qu’est-ce qu’il disait, cet appel ?
- D’aller porter l’argent au ravin de la Friche Sud.
- C’est quoi, la Friche Sud ?
- Un quartier pas très sûr.
- Et le gamin, on est censé le récupérer quand ?
- Ils ont dit qu’il fallait d’abord donner l’argent.
- Sans blague. Vous m’accompagnez ?
- Merci, ce sera sans moi.

On ne peut jamais compter que sur soi-même. Un peu de compagnie n’aurait pas été trop dans ce pays lunaire. Je ramasse mon sac en simili-caméléon, glisse un billet à la réceptionniste au menton en forme de brise-glace et gagne la sortie avec une impression de soulagement (cet établissement vous glace le sang en un rien de temps). Devant la porte tambour, j’ai l’impression d’entendre la voix d’un croupier qui anime une partie de roulette. On crie des numéros : « Le 7 noir ! Le 13 rouge ! » Je passe une tête dans la salle de jeux. Les lumières sont éteintes. Pas l’ombre d’une âme.

Le parking est tout aussi désert. Curieux : en arrivant, il me semblait y avoir vu tout un tas de véhicules. Je reprends le volant de ma Clio framboise et mets le cap sur la Friche Sud. Les auteurs de l’enlèvement ne laissent rien au hasard. Des professionnels. Mais il faut qu’ils sachent que je ne suis pas un débutant, moi non plus. Les affaires épineuses, ça me connaît. Grâce à Rody, en grande partie. Le petit m’en a fait voir. Et pour ça, il n’a pas attendu d’être majeur.

Son dernier exploit en date, c’était pour mes soixante ans. Il m’a offert une escort – ceux qui me connaissent pensent que je devrais me trouver une fille pour mes vieux jours. Le soir de mon anniversaire, j’ai découvert une femme-cadeau devant ma porte. Une créature en kimono de soie. Apparition vaporeuse. Silhouette d’encens et de chlore. Du bel ouvrage. Elle m’a plaqué au sol. Je n’ai pas eu voix au chapitre. Dès le début, le protocole m’a paru assez peu orthodoxe. Le mal était déjà fait quand je me suis aperçu qu’il s’agissait d’un ancien cheminot reconverti en geisha. Je l’ai déjà dit, nos yeux sont naïfs.

La Friche Sud ressemble à un récif corallien récuré à l’ogive nucléaire. Pas l’endroit idéal pour fonder une petite famille. Au fond du ravin, je devine une voiture verte. La Mustang de Rody. Mauvaise nouvelle. Si je ne ramène pas le petit en entier, le patron va se mettre en rogne, et à ce moment-là, je serais en première ligne. La voiture est froissée comme une canette de bière. Une voix se lève dans mon
dos.
- Pose ton de sac en skaï et mets tes mains sur la tête.
- C’est pas du skaï. Le vendeur m’a dit que…
- Ferme ton claque-merde.
- Rody, c’est toi ?
Je me retourne. Le petit se tient devant moi. Les yeux rouges. Un Smith & Wesson Model 29 braqué sur moi.
- C’est quoi, ce calibre ?
- Le même que l’inspecteur Harry.
- Il est chargé ?
- Pose le sac et recule.
- T’as mauvaise mine, Rody.
- C’est la trousse de secours qui se fout de l’hôpital. T’as vu ta gueule de vieille carpe sous cortisone ?

 Le gamin soulève le chien du calibre.
- T’es trop vieux et j’ai des dettes de jeu à rembourser.
- Tu vas pas faire de bêtise, fiston ? Je t’ai fait sauter sur mes genoux. Et puis, ton père a besoin de moi…
- T’as soixante balais, t’es poly-toxicomane et t’as un QI de vers luisant. Mon père est sur le point de te virer. Qu’est-ce que tu crois ?
- Je peux mâcher une dernière dragée au cassis ?
- Fais-vite, j’ai pas l’intention de camper sur cette friche.
J’avale un chewing-gum. Un ouragan de cassis lessive mon râtelier. Un vrai plaisir. La pastille perd son goût à mesure que je mastique. Je regarde le gamin en me disant qu’il a sans doute une revanche à prendre sur son enfance.
- Alors, t’as fini ?
- Ouais, ça y est.
J’entends une déflagration. Mon corps bascule dans le ravin. D’étranges fulgurations bleues passent devant mes yeux. Le début de la Grande Hypnose. Je n’ai pas le privilège de voir ma vie défiler. Peut-être qu’elle ne mérite pas d’être résumée. Ou qu’elle est trop désordonnée pour l’être. Quelle importance ? Il n’y a jamais eu un pet de vérité sous toutes ces apparences.